TREVOR KIERNANDER. HERE. NOT HERE. by Dominique Allard
La plus récente série de Trevor Kiernander, Here. Not Here, est fondée
sur l’ambiguïté des relations entre des formes hétérogènes dans
un espace donné. Dans les mots de l’artiste, cette « négociation de
l’espace » qui entraîne des relations parfois conflictuelles, parfois
harmonieuses entre les formes, impose également l’alternance du
geste artistique comme l’indique déjà le titre : suggérant de placer
« ici », « pas ici », certaines formes ou motifs.
Plus épurées que les oeuvres de sa série To Build A Home présentée
à Art Mûr en 2010, celles-ci montrent de manière explicite une
rythmique visuelle discordante que l’on remarque entre autres aux
formes laissées en suspens (gravitant dans l’espace) et aux espaces
blancs, inaltérés de la toile. Dans cette nouvelle série, les divers
procédés, comme la superposition de motifs empêchant la saisie du
motif original, l’incomplétude des dessins, le collage au moyen du
ruban à masquer, produisent des écarts – et des accords – entre les
formes, tout en participant à l’effacement des traces picturales.
Dans une perspective métaphorique, la superposition, la substitution, la
suspension, le masquage, l’inachèvement, l’effacement, sont des termes
pointant les « lacunes » de l’enregistrement mnésique qui, toujours,
inclut la faculté d’oublier. En ce sens, les tableaux de Kiernander
interrogent le processus subjectif qu’implique la captation en souvenir
des images. Cette proposition est mise en lumière par l’intention de
fusionner des motifs pouvant être reconnus par le spectateur, tels un
chandelier, un cavalier, un pont (comme en témoigne les titres des
oeuvres) et ceux indéchiffrables propres aux souvenirs de l’artiste.
Cette tension produite par la juxtaposition de formes connues et
anonymes est également saisie au niveau spatial et pictural des tableaux :
entre les plans colorés et les vides de la toile, les pans de peinture et
les lignes du dessin, les formes figurées et abstraites; mais aussi par la
variété de médiums employés comme la peinture à l’huile, l’acrylique,
le fusain, le ruban adhésif et le carton – diversité matérielle qui n’est
pas sans rappeler les techniques de collage. Autrement encore, c’est
le rapport qui s’instaure entre la toile et l’espace d’exposition, comme
le montrent certains projets sculpturaux récents de l’artiste où, au
moyen de morceaux de carton, il recrée l’imagerie des peintures –
sorte « de prolongements des toiles », qu’il nomme aussi « esquisses
tridimensionnelles ».
Ainsi, de maintes manières, l’artiste déjoue, camoufle, empêche la
reconnaissance synthétique des éléments présentés, tout comme le
processus mnémonique tend à combiner et recombiner différents
éléments, à la fois réels et virtuels, lors de la remémoration du
souvenir en images. À cet égard, la démarche plastique de Kiernander
ne propose pas l’oubli comme le pendant négatif de la mémoire :
il est central à toute expérience picturale et narrative. Les formes
géométriques, les lignes, les motifs étant dispersés « ici » « pas ici »
sur les toiles, l’artiste propose les vides, les blancs, les espaces intacts,
les moments de suspension, enfin l’oubli comme ce moteur essentiel
à toute relation, voire à toute interprétation et à toute percée
momentanée de l’imaginaire.
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